Archives de l’auteur : Claire MARTIAL

Traversée en solitaire

Dans la plaine de Saône est le village de mes ancêtres maternels. Ils sont nés et vivent là depuis des siècles. La Saône est leur patrimoine et également leur mémoire. Elle nourrit leur prairie, elle abreuve leurs vaches laitières, elle transporte gens et marchandises, elle fait le bonheur des pécheurs, ses berges accueillent oiseaux et bêtes d’eau, les noyés disparaissent en ses eaux sombres… Ses ponts demeurent des passerelles entre deux contrées ennemies : l’Ain et la Saône-et-Loire. Je suis née de ces ventres jaunes comme se nomment les bressans. Le maïs, le blé, le colza, l’osier, le foin, le raisin, les carottes, les courges, les asperges : tout pousse généreusement sur cette terre de limon. Dans les cours de fermes, les volailles prêtes à être plumées puis vendues au marché local, se gavent de tous ces grains d’or et piaillent au chant du coq.

Ce dimanche d’août, nous persuadons nos parents et grands-parents de passer l’ après-midi au bord de l’eau, en prairie, au lieu-dit Uchizy. D’ immenses troupeaux de vaches paissent depuis toujours sur cette prairie communale, gardés par des bergers légendaires, héros saisonniers souvent assoiffés. Nous jouons au pré, un semblant de plage sablonneuse au bord de la Saône, quand je décide de tenter seule, du haut de mes quatorze ans, la traversée de la rivière. Grand-mère, grand-père, mère, père : aucun d’eux ne sait nager. L’eau leur fait peur : sa profondeur, sa couleur, ses malheurs…Nageuse débutante, adolescente affirmée, je brave mes scrupules et la crainte visible de mes ancêtres. Personne ne me retient !
Je nage en brasse, lentement, méthodiquement. Concentrée sur mes mouvements, j’essaie de ne pas être attirée par les herbes et les feuillus qui me frêles le ventre. Je ne regarde pas en dessous de moi, je vais de l’avant, assurément. Je me sens un peu sirène et un peu pionnière, native d’une famille de non nageurs. Cela me donne une force de propulsion incroyable. Je ne regarde pas non plus derrière moi. Je fais fi de mes aïeux transis, figés sur la rive droite, les yeux rivés sur la surface de l’eau. Ils se sont installés dans le silence, un silence de mort. Impuissants spectateurs, la scène leur devient insoutenable! Le courant se fait sentir au cœur de la rivière. Pas de tourbillons, mais du courant quand même. Cela m’oblige à nager en crabe, un peu déportée à chaque brasse. Je résiste. Je me recale à chaque avancée. La lumière est crue. En ligne de mire, la rive gauche accroche mon regard avec gourmandise. Je l’atteins sans en réaliser la difficulté. Inconsciente des risques encourus, je suis satisfaite. Je me sens différente sur l’autre rive. Je viens de grandir en quelques brasses, affranchie des peurs de mes proches et renforcée dans l’estime de mes capacités physiques. La traversée m’aurait-elle parue longue ou dangereuse, je ne l’avouerai pas ! Pourtant aucun de mes signes de victoire n’ étanchera les larmes silencieuses de ma grand-mère.
Rite initiatique à mon insu : sans cadre, sans protection, en solitaire. Ca laisse des traces : traces de liberté, de volonté, de bravitude, traces de solitude. La rivière a avalé mes peurs. Elle a contenu ma joie et ma plénitude d’exister par moi-même.
Depuis ce jour mémorable, je me sens digne héritière de ma famille bressane. La rivière Saône en est la mémoire. Je m’y baigne encore aujourd’hui avec mes petits-enfants, la Truchère, près de l’écluse. Les bateaux de croisière la sillonnent le jour et l’illuminent le soir tombant. Le T.G.V s’y reflète à grande vitesse. Les cygnes caressent ses flancs. Les rossignols harmonisent ses clapotis. Les génisses la regardent couler avec leurs yeux de merlan frit. De monstrueux silures alimentent la légende de ses profondeurs.
Le roman familial retiendra que tous les témoins de cette traversée en solitaire auraient vraiment eu peur pour moi, libre nageuse.

 

Naissance du chaos

Dans un souffle court, en un rien de temps, l’air se glaça, les nuages s’assombrirent, l’atmosphère changea. Un grondement. Cela commença par un grondement, un grondement féroce et sourd flanqua d’une odeur glacial.
Ce n’était pas un grondement de tonnerre, non plus un grondement sismique, mais plutôt une onde océanique, un roulement qui enflait par intermittence. Et la nuit tomba d’un coup, sans lune ni étoiles.
La cheminée céda la première et l’antenne s’envola sans effort. Puis la vibration sonore vint de l’intérieur, sourde. A travers les volets en persienne, seules quelques gouttes ruisselèrent et glissèrent le long de la façade. Elles débordèrent en pluies fines d’abord, ininterrompues. Le froid gagna, le ciel s’obscurcit, blafard. Un vent violent souffla. De l’intérieur, l’eau se fit véhémente, offensive. Elle enfla au point de jaillir ouvertement des fenêtres, en cascades torrentielles. Des vagues, des vagues…éclatèrent en lames déferlantes, des lances d’eau, un courant de marée puissant.
La maison devint eau, trombes d’eau. De cette houle se déversaient une à une, une personne, puis deux, puis plusieurs personnes, englouties au fur et à mesure par le raz de marée. Elles se cognaient les unes contre les autres, s’abattaient et disparaissaient dans le tumulte bouillonnant d’une terrible écume blanche. Les vagues tapaient le sol, rebondissant jusqu’au toit. La maison souffrait, craquait. Une bourrasque finale souleva l’édifice entièrement. Le vent était si fort que les voix ne portaient plus. Les cris s’évanouirent…Naquit ainsi le chaos.

Bill Viola

Bill Viola

Bill Viola

Bill Viola

Goutte à goutte

Goutte, une minuscule goutte d’eau je suis, allongée entre les pétales d’une rose et la toile d’une araignée d’eau. Je m’enivre du parfum de Céleste, mon hêtre. Je cherche ma voie : le matin je m’étire, à midi je danse, le soir je rebondis. Je suis eau, je suis bulle. C’est la ronde du jour. Je nourris la terre, je butine l’air, j’aspire la brume, je bois la pluie, je gonfle la rosée. Je reflète la lumière du ciel et le souffle du vent. J’ aime rester transparente, je lézarde sur les couleurs de roche, d’herbe, de mousse, de bois. Je coule au gré des courants, je chavire, j’ infiltre, je dégouline, je suis larme.
Goutte d’eau, source, source inconditionnelle de vie, cycle éternel de vie.
Un avenir? Devenir ruisselet, rivière, fleuve, cascade, océan, eau souterraine, nuage?
Goutte de pluie sur la ville. Viendrais-tu te promener avec moi, sur le toit, près de la rive argentée, nous créerons un jardin d’eau, d’herbe, de fleurs, un jardin suspendu, en spirale, aux senteurs épicées?
Goutte préhistorique, je saute dans la faille, j’ai peur, le ciel s’obscurcit. La mélodie du goutte à goutte m’entraine vers un stalactite luisant. Je m’y accroche, goûtant sa fraicheur. L’obscurité et le quasi silence de la grotte Chauvet me consacre pour l’éternité !
Deviendrai-je l’eau d’une fontaine, l’eau d’un lac, l’eau d’un marais, l’eau municipale?
Je suis perdue, je tourbillonne, je m’éparpille, je me gaspille aux robinets. Je me confonds avec les cieux. Un souffle passe. Il embaume, il frise les narines mouillées par les embruns, il tétanise les poils hérissés, il sèche la peau plissée.
Goutte cruelle, elle ne parvient pas sur tous les continents, se noie dans les océans, s’évapore au-dessus des oasis, déserte les dunes, croupit dans les marigots. Il n’est pire eau que l’eau qui dort !
La ronde du jour est la minuscule goutte, retenue entre les pétales d’une rose céleste et la toile d’une araignée d’eau engourdie.

Chouette effraie

Au bout de la pluie, il y a la mer. Et du torrent surgit la cascade, une cascade d’eau de roche, envoûtée par les orgues basaltiques. Dévoilée par son chant, son cri même, la belle chevauche les orgues, déborde sur les rochers. Un arc en ciel révé?le ses couleurs, halo de lumière aux reflets métalliques, caressé par un vent cruel.
Qui loge dans cette grotte voilée par la chute d’eau? Des vermisseaux nouveaux nés, des scarabées effarouchés, des têtards en retard, des chauves souris endormies, des araignées ébouriffées? Une chouette effraie !

Elle s’élance une nuit de pleine lune. Son cri angoissant emplit la forêt endormie. D’arbre en arbre, le rapace nocturne connait bien son territoire. Son envol brise le silence. Ira -t- il nicher sous le porche aux épis de maïs suspendus ? Ou? réussira -t- il à temps à se percher sur le clocher de l’église pour les alerter ?
Car la mer monte. Son grondement sourd est masqué par la clameur de la cascade. Cependant, le ciel est agité, les feuilles tremblent insensiblement. Nul n’y prête encore attention. Un ragondin parade au bord du fossé. Une truite égarée sursaute. Un lièvre se régale de plantain. Une vipère aspic dévore un rat des champs.
De l’épaisseur des ténèbres survient la pluie. Une forte pluie qui se met à cingler les roches en saillie. De grandes eaux en jaillissent et rebondissent. La chouette affolée bat de l’aile. Dès lors, une puissante houle tourbillonne entre les rives. Elle roule en une écrasante vague d’orage, féroce, sans limites. Franchira-t-elle la falaise ? Elle arrive à tout dévaster sur son passage : arbres, cabanes, barrières, poteaux, murets, enclos, bêtes et gens. La mer enfle à vue d’œil, son tumulte s’intensifie. Elle déferle jusqu’à la grotte ensorcelée : mystère englouti !

Verger d’Eden

Sous la colline ensoleillée, ce verger enchanté
Vibre d’une présence éternelle.
Vert galant au feuillage luisant, alliance d’ombre et de lumière.
Je souris au verger chatoyant, conquise par tant de voluptés,
Je ne puis en détacher mes yeux, conquise par tant de beautés.
Sans faire aucun signe, sans le moindre ne bruit, Continuer la lecture

Samedi

La sacro-sainte porte de l’institution Saint-Joseph se referme derrière moi. Il est 17 heures, un samedi ordinaire de Novembre 1958. Je quitte la pension. Je rentre à la maison pour passer le dimanche en famille, comme chaque samedi ou presque. Un comportement exemplaire est en effet exigé à l’internat pour obtenir la permission de sortie dominicale. Plus tard et plus d’une fois, pour impolitesse par exemple, je serai consignée à résidence le dimanche ! Continuer la lecture

Paris en haïkus

Paris en Eiffel
pampilles en rituel
théâtre en ciel

Musée Guimet (expo photos en noir et blanc)

Nébuleuse brume
sommet encapuchonné
squelette de pin

Gris blanc gris fumé
écharpe de nuages
entrelacs figés

Haïkus de Claire

Les thés verts de Chine

Bai yao yin zhen (thé blanc)
Aiguilles d’argent
fines feuilles de bourgeons blancs
pivoine éclose

Anji bai cha (thé vert)
Toniques feuilles
fraiches pousses théines
Eveil en bouche

Long jing n°1 (thé vert)
Puissante fraîcheur
feuilles plates allongées
Elégant Long jing

Long jing quing ming (thé vert)
Verte infusion
Eveille nos papilles
châtaigne grillée

IMAG3698

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La bête d’Issarlès

A la tombée de la nuit, d’effrayantes ombres hantent les parois glacées de la caverne oû il est né. Au coucher du soleil, il a pris l’habitude de sortir au bord du lac quand le calme gagne ses rives volcaniques éclairées par la pleine lune, ce soir. Un battement d’aile inhabituel éveille sa curiosité, suivi d’un cri strident. De frayeur, il trébuche sur les racines sculptées d’un saule courbé sur les eaux mystérieuses du lac légendaire. Il s’assomme.

Les yeux perçants de la bête ont de suite vu l’enfant s’effondrer. Au milieu des eaux glacées, la vigie attentive s’immobilise. Ses pattes palmées sont plantées au plus profond du lac. Son tronc à trois tètes, recouvert d’épaisses écailles, tournoie lentement. Sa langue crochue s’allonge et se déploie jusqu’à la berge. Avec douceur, elle crochète l’enfant évanoui au sol. Et l’on peut voir planer le jeune prisonnier au-dessus des eaux sombres, suspendu, blotti comme un oiseau dans son nid, évanoui. Sans tarder, le monstre aux nageoires argentées plonge avec son précieux butin et s’enfonce dans sa grotte souterraine.

Allongé sur du lichen, l’enfant respire à peine. La bête souffle et souffle encore sur son corps. Ses coups de langue quasi maternels finissent par réveiller l’enfant tombé des nues. Un silence abyssal plane sur la grotte préhistorique. Des torches aux lueurs violettes éclairent un panorama inattendu. Les yeux de l’enfant n’ont jamais rien vu d’aussi beau ! Les parois sont tapissées de curieuses peintures rupestres. Il découvre toutes sortes d’esquisses tracées au charbon de bois brûlé: une cohorte de chevaux sauvages cavalent, un rhinocéros massif à la corne acérée charge un bison puis un sanglier, des lionnes attroupées pourchassent un chevreuil aux bois ailés. L’invité croit entendre leur galop et reconnaitre même le souffle du bison. Seraient-ce des fragments de roches qui s’effritent sous les pattes puissantes du mammouth ? Et là apparaissent des traces de mains, une nuée d’empreintes de mains, ocrées par le temps, inaltérables signatures apposées sur la roche argileuse. Un spectacle enchanteur défile devant ses yeux ébahis. Il en est captivé. Ses craintes s’apaisent. Suis-je dans un rêve? s’interroge-t-il sans quitter des yeux les fresques animées. La présence à proximité du monstre marin l’envoûte et l’immobilise. Elle ne lâche pas l’enfant des yeux : rechercherait-elle sa compagnie ? Il frissonne sur sa litière de fortune.

Mais soudain l’imprévisible bête s’agite. Elle trépigne et tourne en rond, visiblement inquiète. Un cri strident retentit. Ses pas s’accélèrent. Une fois encore, la bête délie sa langue porteuse et l’enfant est à nouveau capturé sans embarras. Il n’ose résister ni bouger tant le regard fulgurant de son ravisseur l’impressionne. Se redressant au cœur du lac, la gardienne des lieux soulève et dépose délicatement le visiteur devant son logis. Une pale lueur de jour se lève sur les roches millénaires. L’enfant restera longtemps tapi sur le sol glacé, secrètement habité par les inoubliables figures dévoilées sur les falaises de la tanière engloutie. La sentinelle du lac : qui protégerait mieux qu’elle Issarlès et la grotte aux parois singulières ?

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