Dans la plaine de Saône est le village de mes ancêtres maternels. Ils sont nés et vivent là depuis des siècles. La Saône est leur patrimoine et également leur mémoire. Elle nourrit leur prairie, elle abreuve leurs vaches laitières, elle transporte gens et marchandises, elle fait le bonheur des pécheurs, ses berges accueillent oiseaux et bêtes d’eau, les noyés disparaissent en ses eaux sombres… Ses ponts demeurent des passerelles entre deux contrées ennemies : l’Ain et la Saône-et-Loire. Je suis née de ces ventres jaunes comme se nomment les bressans. Le maïs, le blé, le colza, l’osier, le foin, le raisin, les carottes, les courges, les asperges : tout pousse généreusement sur cette terre de limon. Dans les cours de fermes, les volailles prêtes à être plumées puis vendues au marché local, se gavent de tous ces grains d’or et piaillent au chant du coq.
Ce dimanche d’août, nous persuadons nos parents et grands-parents de passer l’ après-midi au bord de l’eau, en prairie, au lieu-dit Uchizy. D’ immenses troupeaux de vaches paissent depuis toujours sur cette prairie communale, gardés par des bergers légendaires, héros saisonniers souvent assoiffés. Nous jouons au pré, un semblant de plage sablonneuse au bord de la Saône, quand je décide de tenter seule, du haut de mes quatorze ans, la traversée de la rivière. Grand-mère, grand-père, mère, père : aucun d’eux ne sait nager. L’eau leur fait peur : sa profondeur, sa couleur, ses malheurs…Nageuse débutante, adolescente affirmée, je brave mes scrupules et la crainte visible de mes ancêtres. Personne ne me retient !
Je nage en brasse, lentement, méthodiquement. Concentrée sur mes mouvements, j’essaie de ne pas être attirée par les herbes et les feuillus qui me frêles le ventre. Je ne regarde pas en dessous de moi, je vais de l’avant, assurément. Je me sens un peu sirène et un peu pionnière, native d’une famille de non nageurs. Cela me donne une force de propulsion incroyable. Je ne regarde pas non plus derrière moi. Je fais fi de mes aïeux transis, figés sur la rive droite, les yeux rivés sur la surface de l’eau. Ils se sont installés dans le silence, un silence de mort. Impuissants spectateurs, la scène leur devient insoutenable! Le courant se fait sentir au cœur de la rivière. Pas de tourbillons, mais du courant quand même. Cela m’oblige à nager en crabe, un peu déportée à chaque brasse. Je résiste. Je me recale à chaque avancée. La lumière est crue. En ligne de mire, la rive gauche accroche mon regard avec gourmandise. Je l’atteins sans en réaliser la difficulté. Inconsciente des risques encourus, je suis satisfaite. Je me sens différente sur l’autre rive. Je viens de grandir en quelques brasses, affranchie des peurs de mes proches et renforcée dans l’estime de mes capacités physiques. La traversée m’aurait-elle parue longue ou dangereuse, je ne l’avouerai pas ! Pourtant aucun de mes signes de victoire n’ étanchera les larmes silencieuses de ma grand-mère.
Rite initiatique à mon insu : sans cadre, sans protection, en solitaire. Ca laisse des traces : traces de liberté, de volonté, de bravitude, traces de solitude. La rivière a avalé mes peurs. Elle a contenu ma joie et ma plénitude d’exister par moi-même.
Depuis ce jour mémorable, je me sens digne héritière de ma famille bressane. La rivière Saône en est la mémoire. Je m’y baigne encore aujourd’hui avec mes petits-enfants, la Truchère, près de l’écluse. Les bateaux de croisière la sillonnent le jour et l’illuminent le soir tombant. Le T.G.V s’y reflète à grande vitesse. Les cygnes caressent ses flancs. Les rossignols harmonisent ses clapotis. Les génisses la regardent couler avec leurs yeux de merlan frit. De monstrueux silures alimentent la légende de ses profondeurs.
Le roman familial retiendra que tous les témoins de cette traversée en solitaire auraient vraiment eu peur pour moi, libre nageuse.