Samedi

La sacro-sainte porte de la��institution Saint-Joseph se referme derriA?re moi. Il est 17 heures, un samedi ordinaire de Novembre 1958. Je quitte la pension. Je rentre A� la maison pour A�passer le dimanche en famille, comme chaque samedi ou presque. Un comportement exemplaire est en effet exigA� A� la��internat pour obtenir la permission de sortie dominicale. Plus tard et plus da��une fois, pour impolitesse par exemple, je serai consignA�e A� rA�sidence le dimanche !
Ma lourde valise semble presque lA�gA?re en traversant la��impasse lugubre qui conduit A� la granda��rue, car seul un sentiment de libertA� domine A� ce moment-lA� ! Je longe la rue principale, si familiA?re, premier maillon du rituel trajet A�cole-maison. La gare routiA?re approche. Tous les cars sont alignA�s sur la granda��place de l’hA?tel de ville de Miribel. Les cars Lafond. VoilA� que ce label, rien qua��en le lisant, rien qua��en la��A�nonA�ant, ma��ouvre dA�jA� A� la��espA�rance du retour A� la maison ! A huit ans, je me sens si responsable de tout ce que je dois faire – brave petit soldat que je suis – que ja��investis A� fond ma mission : monter dans le car adA�quat, sans erreur car aucun repA?chage possible A� la��horizon. Je ma��engouffre dans le car sous le regard indiffA�rent du chauffeur.

RecroquevillA�e au fond de mon siA?ge, je ressens alors un peu da��impatience, un zeste da��allA�gresse, une pincA�e da��espA�rance, un ocA�an de solitude. Les odeurs A� la��intA�rieur du car donneraient la nausA�e. Odeurs de vomis, de punaises A�crasA�es, de filles nA�gligA�es. Se retenir. Serrer les dents, une fois de plus. Se crA�er alors les images de ce qui ma��attend A� la��arrivA�e : maman sera-t-elle au magasin plutA?t que chez le coiffeur ? A�Papa sera-t-il A� la��entrepA?t plutA?t qua��au volant de son camion de livraison ? Je sais que mes frA?res et sA�urs, plus jeunes, seront A�bien lA�, ensemble au chaud en ma��attendant dans la��appartement familial et cette certitude me A�rA�chauffe le cA�ur pour tenir jusque lA�.

Je reconnais bien ce morne parcours de Miribel A� Lyon, de vingt kilomA?tres environ. Un dA�filA� de villages da��une banlieue insignifiante, sans artifice. Juste un passage obligatoire sur une route muette dans un car presque vide. La nuit tombe au fur et A� mesure.

Les premiA?res lueurs de la ville apparaissent, ma ville : A�les ponts, les avenues, les trolleybus, les lumiA?res, les magasins, la foule. Lyon-centre, derniA?re station, terminus, tout le monde descend. Pourtant il faut encore patienter en attendant le trolleybus nA�27. La nuit est tombA�e. Le RhA?ne coule A� flots, large, puissant. Il ordonne le cA�ur de la granda��ville, parA� de ses ponts majestueux reconstruits aprA?s guerre. Reflets mouvants de ses rives brumeuses.

Le trolley nA�27 traverse la place Bellecour. Les barres A�lectrifiA�es du tram se frottent entre elles produisant de toutes petites A�tincelles, est-ce inquiA�tant ? Droit devant nous, dans le ciel da��hiver, sa��A�lA?ve la basilique FourviA?re, sombre et grise. A ses pieds, la riviA?re SA?one offre un cours paisible. Elle sA�pare les deux collines de la ville : une colline qui travaille, la Croix-Rousse aux pentes animA�es par les ateliers de canuts et la colline qui prie, dominA�e par la basilique et les couvents alentour. Des passerelles suspendues rythment son tracA� de la��Ile-barbe au confluent.

Mais ca��est un large pont en pierre, le pont Bonaparte, qui annonce mon quartier de naissance : le Vieux-Lyon, centre historique certes mais nA�anmoins insalubre. Lors de ces annA�es-lA�, les rats pullulaient dans les caves des immeubles, couraient dans les traboules et en famille fouillaient voracement les poubelles dans les allA�es vA�tustes.
Mon quartier, ca��est ma rue, le trottoir, mon terrain de jeux.
Mes pas rA�sonnent sur les pavA�s de la rue des PrA?tres. A peine A�clairA�s, les magasins de soutanes et autres articles religieux occupent la plus grande partie des devantures de la rue A�commerA�ante et populaire. Dans la��atelier da��encadrement, on sa��active aux dorures de futurs cadres de tableaux da��artistes de la ville. Le bouquiniste croule sous les archives et les livres brochA�s. La quincaillerie A�tale son bric-A�-brac hA�tA�roclite. La boulangerie se vide de ses derniers pains. La��inoubliable odeur de brioches en cuisson sa��A�chappe de la pA?tisserie royale. Mon grand-pA?re boucher trA?ne devant sa vitrine bien achalandA�e, vA?tu da��un large tablier blanc nouA�, tA?chA� de sang. Ma grand-mA?re assise devant son tiroir-caisse me sourit en passant. Ja��ouvre la porte de la corderie-papeterie familiale. Ca��est lA� que je suis nA�e, sous la soupente, juste au-dessus du magasin. La sonnette annonce mon arrivA�e. Je mesure instantanA�ment tout ce qui ma��a manquA� en apercevant maman derriA?re son comptoir : la vie prA?s de ceux que ja��aime, la vie tout simplement ! Cela arrive tout en mA?me temps : la��odeur vA�gA�tale du papier, la senteur capiteuse de la��encre imprimA�, la��arA?me musquA�e du cafA� mA?lA�e aux saveurs des traditionnelles bugnes lyonnaises, ma madeleine de Proust. Je pose ma valise au milieu des cordes, des rouleaux de papier kraft, des feuilles multicolores de papier cadeau, des collections de boA�tes de dragA�es vides et des piles de minuscules caissettes blanches spA�ciales pA?tisserie bien alignA�es dans la vitrine prA�sentoir.

Je suis heureuse de dA�barquer enfin chez nous et ja��ai envie de pleurer.

Comme ces simples mots :A�pension, Miribel, Saint -Joseph, car, trolleybus nA�27, samedi,vibrent encore en moi en ribambelles, en ricochets, comme les galets ronds du fleuve RhA?ne, A�chos de ces huit annA�es de mon enfance passA�es A� la fois si prA?s et si loin de ma famille !

 

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