Sur un arbre perché

Pour tout bagage, Dame Héron tient en son bec un fragment de barbe de palmier du jardin exotique de la famille Campagne, au bord de la rivière Ain. Ce palmier éventail aura bien la fibre voire la palme pour abriter un prochain nid, pense-t-elle : il s’adosse au pilier et est bien enraciné sur la rive droite ! Certes sa plus haute branche est fragile et plie déjà sous mon poids ! Pour autant Dame Héron dare-dare y construit un nid en quatre coups de bec. Sieur Héron lui n’est pas pressé de se caser, il préfère batifoler de falaise en falaise, de rive en rive, au gré des vents et des courants d’Ain. Il aura bien le temps…

Mais c’était sans compter sur le prince des lieux, le gracieux écureuil insolent toujours prêt à sauter, à grignoter et faire le fou. A la nuit tombée, il choisit le palmier et s’installe dans le nid fraîchement établi.

Mais c’était sans compter sur le chat du voisin, arrogant, qui toute la nuit fit le pied de grue sous la branche habitée du palmier. Depuis le temps…pourquoi pas un bon festin de gibier d’écureuil pour sa nichée famélique ?

Matin de Toussaint, un impalpable brouillard ourle la rivière d’Ain. Le chat est de fort mauvaise humeur n’ayant point fermé l’oeil de la nuit. Lorsque l’écureuil s’éveille et se lance affamé vers le noyer, le nid s’effondre du haut du palmier et s’abat sur les moustaches du chat frigorifié. Une course poursuite s’ensuit alors entre eux deux, au point qu’on ne sait plus qui est le chat et qui est l‘écureuil. Ils s’enroulent en une boule rousse tourbillonnante tout le long du talus. Sur le ponton des Campagne, Dame et Sieur Héron sourient devant ce méli mélo tout en prolongeant leur partie de pêche.

Mais c’était sans compter sur le pêcheur campé sur sa barque au milieu du cours d’eau, une ligne à la main, le regard au loin. Tous les pêcheurs du coin savent que la Bête de l’Ain rôde près de la rive droite, immergée mais toujours éveillée. Les remous ondulants de ce matin ne sont pas bon signe pour le pêcheur averti. Il se met en garde. C’est alors que la Bête avide hisse sa tête immonde hors de l’eau et nage promptement  en direction du ponton. Elle en fera bien une bouchée de ces deux hérons-là ! La Bête n’aime pas les hommes et les hommes redoutent la Bête. Ses cris surtout, la nuit, qui cognent aux falaises, amplifiés par l’écho. C’est alors que le pêcheur sort son arbalète, sans bruit, d’un geste précis et avec une certaine solennité met en joue et vise l’oeil droit de la Bête au ras de l’eau, à bout portant, il ne l’avait jamais vue d’aussi près. La Bête tournoie, hurle et s’enfonce dans les eaux profondes en se cabrant. Le pêcheur reprend sa respiration, il frissonne, il reste aux aguets, héroïque.

Tout cela est bien excitant, se dirent les hérons bienheureux en se bécotant. Et sur ces entrefaites, d’un commun accord, les deux compères élirent ce jour comme jour de chance, propice à la conception de leurs futurs héritiers des bords de l’Ain. Serait-ce sans compter sur leur désinvolture légendaire ?