Quand je l’ai rencontrée, c’était encore une petite fille. Nous passions à cette époque nos vacances en alternance à la mer et à la campagne. Tantôt dans le Jura du côté de ma mère, tantôt en Normandie, où mon père avait encore quelque famille, dont ce cousin et sa femme, installés du côté de Ducey, près du Mont Saint Michel avec leur fille Catherine, qui avait presque mon âge, un peu plus jeune peut-être. Nous allions souvent à la plage ensemble, et je me souviens que nous récoltions elle et moi des coquillages, les comparant, les amassant, admirant leurs volutes nacrées. J’aimais tant ces formes artistiques et savantes que j’en ai gardé le goût pour tout le reste de ma vie. C’est ainsi qu’à mes yeux et à jamais les trésors de la mer résistent aux exploits des bâtisseurs de cathédrale. Enfant uniques tous deux, ces moments de vacances qui nous réunissaient nous faisait découvrir le plaisir d’une intimité d’enfant du même âge, mais différents de sexe. C’est ainsi que notre amitié commença, elle était pour moi comme une sœur, j’étais pour elle comme un frère. En grandissant quelque chose d’autre nous troubla, mais notre entente naturelle et familiale subsistait et nous reliait de telle sorte que dès nos treize ans, une correspondance régulière s’établit entre nous…
Les circonstances de la vie nous séparèrent quelque peu, car mes parents achetèrent à cette époque leur maison de campagne jurassienne, et demeurèrent quelques années loin de la Normandie. La correspondance s’espaça, mais non mes sentiments, qui je le sentais bien, évoluaient à grande vitesse loin des eaux fraternelles…
Je la revis dans ses seize ans, ses yeux bleu-vert, ses cheveux blonds qu’elle portait longs et ondulant, sa silhouette fine et son allure de femme me donnèrent au cœur un vrai coup de foudre, et dès que je trouvai moyen d’être seul avec elle, je m’apprêtai à lui avouer mon amour. Mais c’est elle qui commença les confidences, dans le prolongement me dit-elle de ce qu’elle m’avait laissé présager dans ses lettres. En réalité, je n’avais rien présagé du tout. Aveuglé par mes propres sentiments, j’avais à peine parcouru, et pas du tout compris les allusions de sa correspondance. Elle avait rencontré un garçon séduisant. Le plus beau, le plus décidé, le plus arrogant du village. Et j’appris avec horreur qu’elle l’avait suivi dans les bois du voisinage et que là…
Je repensai au vers d’un poème de ma mère : « La mousse est accueillante et se fait douce couche… ». Eh oui, c’était arrivé, et cela s’était plutôt mal passé, elle ne m’en épargna pas les détails, il l’avait pratiquement forcée, sans précaution ni tendresse. Et comme elle ne parvenait pas à se relâcher, elle avait eu mal…J’étais désespéré, un gouffre s’ouvrait. Elle dût se dire que notre amitié ne lui était pas d’un grand secours.
Après cela notre relation se délita, quelques lettres, peu de rencontres.
J’appris qu’elle s’était mariée avec son séducteur, qui plus tard entra en politique. Dans le village et ses environs, il était partout, connaissait tout le monde, gagnait l’amitié des uns, se faisait redouter des autres. Il était à la fois l’âme du lieu et son diable. Il fut élu, maire, puis député. Sa renommée d’orateur le fit rapidement connaître. Il devint ministre. Mais toujours violent, brutal, pervers, même dans son intimité, comme certaines lettres de Catherine me l’apprirent. Pour celui qui dépasse ses limites la vie est une tragédie, mais plus encore pour ses proches.
Pour moi qui n’ai jamais cessé d’aimer Catherine, la mort brutale de son mari est une bénédiction, une libération. Il est venu tenir meeting en face de chez moi. Ne voyez-vous pas combien cette rencontre est merveilleuse. On a parlé d’un attentat terroriste, ? Non, Monsieur le juge, j’ai tué cet homme par amour pour Catherine et pour que justice soit faite