Ma grand-mère, la seule que j’ai connue, n’était que ma demi-grand-mère, et même peut-être pas ma grand-mère du tout, puisque seconde épouse de mon grand-père, décédé lui-même bien avant ma naissance, en tous les cas elle avait élevée ma mère qui l’appelait sa seconde maman, et c’était notre Mémé à ma sœur et à moi. Je l’aimais beaucoup. Elle est partie trop tôt alors que j’avais vingt ans, et bien peu encore d’intelligence des choses et de la vie. Je me souviens que l’on avais mis le corps sur son lit dans la chambre de la maison de Molay, où ma mère était née, et que nous avions fait le repas familial d’enterrement, selon la tradition, dans le salon attenant à cette chambre, la porte était encore entrouverte, et elle était encore avec nous, nous entendant rire et plaisanter car dans mon souvenir, celui de mes vingt ans, nous n’étions pas tristes, mais heureux de nous retrouver. Ce fut la première fois que je voyais une personne décédée…Cela m’avait frappé, mais je pense que j’avais un peu de peine à y croire et à comprendre de quoi il s’agissait, elle était comme endormie tandis que nous faisions ce repas de fête, elle était encore avec nous. J’étais à cette époque très amoureux de ma cousine, la belle Annie, fille de Paul, le plus jeune des six enfants du grand père, né du « second lit » comme on disait alors. Les deux garçons, Pierre et Paul, avait été des cadeaux tardifs de la vie pour Georges Lavrut, qui au retour de la guerre de 14 avait eu successivement quatre filles, ma mère, Blanche en deuxième. Je me souviens donc qu’Annie, me donna ce jour-là quelque chose, ( un biscuit, un verre ?) avec un regard surtout qui me réconforta, et fit de ce jour pourtant de tristesse, une heureuse journée de ma vie. Elle avait à peine quinze ans, je pense, à cette époque.
Je ne me souviens pas du lendemain. Etions-nous mes parents et moi, revenus au Perreux, le jour même ?… Je ne pris pas vraiment conscience du vide que cette disparition causait. Je voyais pourtant la tristesse de ma mère… Mais je garde de cette période comme un blanc qui neutralise les souvenirs. J’étais alors à la Fac de Créteil, je commençais mes études de Lettres. J’étais amoureux de plusieurs femmes et jeunes filles, mais encore puceau s’il faut tout dire. Ma rencontre avec mon premier amour effectif qui allait m’apprendre la chair et son usage fut pour moi comme une heureuse surprise qui m’advint quelques mois plus tard. Je pouvais enfin vivre dans le réel des aventures jusque-là exclusivement livresque (toutes sortes de livres). Avec Claude, de onze ans plus âgée que moi et dotée d’une solide expérience de la vie, se séparant de son ami et dotée déjà de quelques amants, j’appris tout ce qu’un jeune homme doit savoir. Elle était professeure de Français, c’était également une macrobiote convaincue comme on disait alors, engagée aussi dans toutes les aventures de l’époque post soixante-huit, en particulier le freudo-marxisme de Wilhelm Reich, et elle me fit découvrir son grand livre « La Fonction de l’orgasme », en théorie et en pratique. Elle me fit aussi avaler des vins et des pains biologiques, et même un gâteau au haschich, mais dont je ne pris que quelques miettes, très prudent à cet égard. En tous les cas, je lui dois beaucoup de découvertes. Ce fut ma Madame de Warens, et elle demeura longtemps celle que j’appelais « Ma grande amie ». Je ne l’ai jamais oubliée. Notre relation résista au temps, mais s’estompa, s’espaça…Je sais qu’elle vit encore à Rouen, au pied du grand fleuve, qui vient de loin et se jette bien au-delà, dans le grand océan où toutes les eaux se mêlent et s’effacent.