Ali Ben Saïd à force de persévérance, de diplomatie, de coups bas et d’absence de scrupules était devenu Directeur Général de la Compagnie de l’Eau Bleue. C’est lui qui devait mettre en place le gigantesque chantier du barrage d’Assouan, le futur barrage Nasser. Les oppositions à ce projet étaient fortes. Celle des fellahs craignant à juste titre que le limon du fleuve ne fertilise plus leurs champs. Fixer les fonds sableux jusqu’alors toujours en mouvement n’aurait-il pas des conséquences dramatiques ? Et aussi l’opposition des traditionnalistes qui s’indignaient : « Comment pouvez domestiquer le Nil, notre fleuve sacré ? Comment pouvez-vous au nom du progrès, imposer à la nature un nouvel ordre que vous ne maîtrisez pas ? »
Ali Ben Saïd supportait ces attaques, sûr du bien-fondé de son œuvre et surtout coincé entre le marteau et l’enclume, car au-dessus de lui planait la faucille des soviétiques, financeurs de cet ouvrage hors norme. Et Ali Ben Saïd était payé rubis sur l’ongle. Il se sentait à la fois l’âme du chantier et son diable. Lors des réunions de propagande, il galvanisait les foules, comme animé par un feu intérieur que rien ne pouvait éteindre. Cependant, le Directeur général se sentait seul Il voulait apporter aux égyptiens le bien-être, mais il n’était pas satisfait de sa vie. Or, certains soirs échappant à son travail harassant, il se rendait sur l’île Eléphantine, face à Assouan, là où le regard embrasse à la fois les eaux puissantes du Nil, les reliefs désertiques du plateau nubiens et le vert foisonnement des palmiers et des citronniers. C’est dans ce lieu enchanteur qu’il rencontra Yasmina. Elle se promenait entourée de sa famille dans les jardins embaumés. Leurs regards se croisèrent, et dans ses yeux, il ne vit aucune joie. Sa tristesse semblait sans fond. Troublé et déjà profondément amoureux, il fit appel à une entremetteuse de ses connaissances. Ils se rencontrèrent lors d’une douce soirée de printemps. Il l’aborda tendrement : « Ne voyez-vous pas combien cette rencontre est prodigieuse ? ». Yasmina n’était plus la même, ses yeux brillaient, la tristesse s’était effacée.
C’est ce jour-là qu’il comprit que s’il restait à l’intérieur de ses limites, il était libre, libre d’aimer Yasmina et libre de construire son barrage. La palmeraie les attendait. Une douce couche abrita leurs baisers.