Il était une fois Argos qui habitait sur le plateau des Estables où en hiver souffle la burle jusqu’à pierre fendre. Ce garçon avait une particularité qui le distinguait et le tenait à l’écart des autres enfants du village ; il avait plus de paires d’yeux que la pieuvre n’a de tentacules et Shiva de bras réunis.
Argos avait, de jour comme de nuit, au moins une paire d’yeux ouverts, il veillait sans relâche, ne trouvant jamais le repos.
Dans sa tendre enfance, il n’avait d’yeux que pour sa mère, qu’il suivait partout. Une nuit, il la surprit alors qu’elle quittait en catimini le domicile familial. Elle somma Argos de ne pas la suivre. Quand la belle revint, elle se glissa sous les draps en faisant très attention de pas réveiller son époux. Pas un regard, pas une attention à son fils qui l’avait attendu toute la nuit sans rien dire. Depuis cette nuit-là, la peur de ne plus jamais revoir sa mère le hantait mais il n’en dit rien. Son enfance fut des plus solitaires, la plupart du temps, il restait à la ferme au lieu d’aller jouer avec ses camarades sur la place du village. Il devint taciturne et s’inventa des mondes imaginaires pour supporter sa mélancolie.
Mettant à profit les pouvoirs de son fils, son père lui confia très tôt la garde du troupeau de vaches et de moutons qui faisait la richesse de sa ferme. La capacité de son enfant de voir en même temps devant, derrière, d’un côté comme d’un autre, en haut en bas offrait un atout inestimable pour mener à bien le travail. Aucune bête ne pouvait échapper à sa surveillance. L’exploitation familiale prospéra et les talents d’Argos furent vantés à travers tout le canton.
Vint le jour de la fête du village, une jeune fille, venue en vacances aux Estables, attira son attention. Elle lui parut si belle et si charmante qu’il ne put détacher son regard de son visage doux et tranquille, de sa lourde chevelure rousse, de sa silhouette gracile et de ses yeux aussi bleus que le ciel un jour de grand soleil. Élisa, car elle s’appelait Élisa, tomba sous le charme de ce jeune homme tellement différent des autres garçons de son âge. Au premier face à face, l’apparence de ce jeune homme, dont la tête et le corps étaient couverts d’yeux qui la dévisageaient l’effraya. Surmontant son premier étonnement, et par curiosité sans doute; la jouvencelle parisienne revint le voir. Petit à petit ils éprouvèrent une attirance l’un envers l’autre ; ils découvrirent qu’ils avaient les mêmes vues sur le monde, qu’ils partageaient les mêmes valeurs, les mêmes envies d’avenir. Attentionné, timide et discret, attentif, répondant à ses moindres désirs, Argos couvait des yeux Élisa, il la comblait de tendresse et d’amour. Au printemps suivant, elle l’épousa bravant ses parents qui ne voyaient pas d’un bon œil l’union de leur fille avec un être aussi disgracieux, de souche paysanne de surcroît. Quand un plus tard, elle mit au monde deux beaux enfants, semblables à leur mère, la peau blanche, les cheveux roux et une seule paire d’yeux d’un bleu azur, la joie d’Argos fut à son comble. Deux paires de drap ne suffirent pas à éponger ses larmes de joie. Son attention à l’égard de sa petite famille redoubla, Il n’avait de cesse de veiller à leur sécurité, leur santé et leur bonheur. Toutefois, alors que l’amour entre les époux grandissait au fil des jours et des épreuves, le contrôle permanent qu’Argos exerçait sur Élisa et ses enfants commença à lui peser. Elle ne pouvait rien entreprendre, rien décider sans qu’il ne donne son avis, sans qu’il y appose un veto ou sans qu’il ne les conditionne à ses propres fins. Son souci de protection et son surcroît de précaution bridaient la moindre de ses envies et cassaient ses élans. Elle tenta à plusieurs reprises de l’alerter, de lui demander de la laisser respirer, de la laisser vivre un peu à sa guise, de ne pas brider ses initiatives. Argos comprenait et, repentant, jurait qu’il s’amenderait mais il ne pouvait lutter contre sa nature profonde et reprenait le contrôle et la veille rapprochée sur sa petite famille.
Puis, Argos tomba gravement malade, il fut atteint d’une maladie chronique qui lui occasionna de fortes douleurs et qui l’immobilisa au lit de nombreuses semaines. Fini les gardes incessantes auprès des siens, c’est lui qu’à son tour Élisa veilla, jour et nuit, soigna et réconforta. Il rageait de ne pouvoir vaquer à ses occupations et contre son gré, il baissa la garde et entama une lutte courageuse contre les atteintes de la maladie pour retrouver sa place auprès de son foyer. Il acceptait enfin que les êtres qu’il aimait, les choses, sa destinée même échappent à son contrôle. Il apprit le lâcher prise et revit à la baisse ses exigences envers lui-même et envers les siens. Il entama alors un long apprentissage pour regarder non plus à l’extérieur mais à l’intérieur de lui-même. Malgré ses pouvoirs de vision étendue, l’exercice fut difficile et lui demanda beaucoup d’application. Il fut bien étonné de trouver en lui la confiance, l’Amour et la compassion pour lui-même ainsi que pour les siens. La paix et l’Amour revinrent au foyer.
Beaucoup plus tard, quand vint le moment de sa dernière heure, c’est serein et apaisé qu’il ferma les yeux pour la dernière fois, sans peurs, heureux d’avoir accompli sa mission sur terre au mieux de ses capacités et comblé par l’amour de sa famille.