Alice de Yayaimé

Masque africain du musée de Dakar : dessin et aquarelle Sylvain Josserand

Ce conte est la suite du Baobab éléphant, paru chez l’Harmattan en 2023 avec des illustrations de Katia Lou et une traduction en wolof de XXXX.

Alice de Yayaimé danse au rythme des djembés, les pieds nus sur la latérite rouge. Sa peau noire a de beaux reflets luisants au soleil. Ses yeux de petite fille sont bleu émeraude. Elle participe pour la première fois à la Taranga, le rituel d’accueil en pays Sérère au Sénégal. Ses hanches sont ceintes d’un simple boubou. Elle danse avec fougue et une belle assurance, le torse nu – sans poitrine –, au milieu des autres femmes de Yayaimé. Alice est très fière de savoir faire rouler ses fesses, comme les grandes. Agar, la fille du chef du village, plus âgée qu’elle d’au moins deux ans, attire les hommes. Pas elle…

Alice de Yayaimé aime se baigner dans la mare près de la termitière. Très soucieuse de sa propreté, Alice ne veut pas être couverte de poussière de la tête au pied toute la journée. Mamanou travaille au potager. C’est le seul lieu de verdure de la contrée pendant la saison sèche. Autour d’elles, de rares palmiers squelettiques et des champs d’arachides en jachère. Alice scrute l’horizon. N’apercevant aucun garçon, elle retire son boubou, se plonge avec délice dans l’eau marron clair. Mamanou la surveille du coin de l’œil.
— Tu t’es lavée tout partout ?
— Sous les genoux, sous les bras, sous les fesses, et sous la nombrilette, alouette !   répond Alice en chantant.
— Mamanou, c’est vrai que les termitières c’est le clitoris de « l’esprit de la Terre » ?  demande Alice.
— C’est un vieux maraboutage, Alice ! On dit qu’à la création du monde deux géants se sont disputés la même femme « Terre ». Alors, les dieux ont coupé le sexe de la femme « Terre ». Cela a donné les termitières.
— C’est pour ça qu’on accise les petites filles au Mali ?

Alice de Yayaimé monte ensuite au sommet du baobab éléphant, son meilleur ami. Elle scrute le ciel. Un seul nuage blanc dans le ciel bleu, gorgé d’eau de mer. Son père lui dit souvent que seuls les nuages gris viennent de l’île de Gorée. Elle se bouche les oreilles dès qu’on lui parle de l’esclavagisme. Alice préfère inventer, avec la peau des nuages, des histoires d’antilopes, de gnous et de girafes.

À l’adolescence, Alice de Yayaimé raconte de belles histoires aux toubabs en visite : « Les Diolas et les Sérères, nous sommes cousins par plaisanterie ».
— Pourquoi êtes-vous cousins par plaisanterie ?
— Il y a bien longtemps de cela des pêcheurs diolas et sérères naviguaient au large de Joal, sur une embarcation à la coque multicolore… Leur frêle esquif fut coupé en deux par un récif. Les Diolas échouèrent en Casamance et les Sérères au Siné Saloum…  Depuis, nous sommes amis pour la vie ! Les Diolas nous offrent leurs fruits et légumes, en échange nous leur fournissons des arachides et des poissons séchés.
Alice, fière de son succès auprès du public, claironne à son vieux père, installé au milieu de ses amis au pied de l’arbre à palabres : « Papadou, je veux devenir griot, comme toi, ô que oué ! »
— Ô que non, seuls les garçons peuvent devenir griots !
— Tu n’as que des filles, papadou !
— C’est ma joie et mon malheur !
— Je dois assurer ta succession…
— D’accord, mais à une seule condition : tu affronteras, dans le désert, l’épreuve de la faim, de la soif, et de la solitude.

En taxi-brousse, Alice se rend de Yayaimé à Joal, la ville natale du Président poète Senghor. Elle prend un bus de ligne pour Dakar, le train pour Bamako, et fait de l’auto-stop jusqu’à Tombouctou. Aux portes du Sahel – rivage du désert et de la steppe aride –, elle rencontre des Touaregs sédentarisés. Alice admire les belles gandouras bleues des Ighamellen, ou esclaves affranchis, et constate qu’ils ont la peau aussi noire que la sienne.

Alice s’adresse à eux en wolof mais ces « hommes bleus  du désert » ne parlent qu’un dialecte berbère, le tamacheq. Amaquran le sage, un religieux lettré, formé à Touba au Sénégal, pratique le wolof. Fervent disciple d’Amadou Bamba, le prophète mouride, il sympathise vite avec Alice.
— Alice, te souviens-tu du jour où le Maître fut déporté en bateau par les colons blancs ?
— Bien sûr, Amaquran ! Il n’avait pas le droit de prier sur le pont du bateau…
— Il se pencha au-dessus du bastingage, il prit de l’eau de mer pour faire ses ablutions…
— Il étendit un tapis de prière sur la mer et se prosterna dessus…
— Et lorsqu’il se releva, du sable jaune et brillant illuminait son front.

Alice veut retrouver l’endroit où Saint-Exupéry aurait eu sa panne d’avion dans le désert. Amaquran intrigué par ce Petit Prince – venu d’une planète minuscule et très contrarié par les caprices d’une rose –, présente Alice à Agizul, le chef d’une caravane de Berbères qui se rend, avec un troupeau de chameaux et de chèvres, dans le Tanezrouft », le pays de la soif, de la solitude et de la faim.

Agizul, Amaquran, Alice et une longue colonne de caprins, de méharis avec leurs conducteurs partent au lever du soleil. Amaquran lui confie le secret du langage des chameaux : « Le chameau, idéal moyen de transport, est aussi un excellent compagnon de route et une source inépuisable de renseignements. À sa manière de renifler l’air à l’est, dans la même direction depuis l’aube, il annonce l’orage. Il signale la présence des pâturages et de l’eau en s’y dirigeant de manière obstinée. En contournant le camp plusieurs fois le matin, puis en s’agenouillant devant son maître en blatérant bruyamment, il indique la présence d’étrangers dans le voisinage. Résolument étendu sur le sol quand on l’harnache, il invite son maître à rester coucher, sous la tente à boire du thé, car un danger prochain le guette sur la piste… »

Alice suit la lente procession qui glisse en silence sur le sable brûlant. À chaque coup de vent –  sa djellaba ne la protégeant qu’imparfaitement –, de fines particules de silice viennent se coller sur sa peau. Au loin, se profilent les sommets des adars ou montagnes. Alice escalade sa première dune. À chaque pas elle s’enfonce un peu plus dans le sable profond. Elle tombe, on la relève. Sa gorge est sèche, sa langue est gonflée. En goûtant l’eau des outres – ô savoureux nectar –, elle comprend la signification de l’expression « étancher sa soif ».

Au campement, Alice participe à l’installation des tentes, puis elle s’assied dans le grand cercle formé par toute la communauté des Touaregs autour d’un feu de broussaille. On lui sert du thé à la menthe et un repas très frugal : quelques dattes, une taguella cuite sous la cendre et le sable chaud. Elle savoure la bonne odeur de cette galette, de mil ou de blé dur, que l’on sert ordinairement avec du lait aigre. Avec ce maigre repas quotidien, Alice comprend ce qu’est l’épreuve de la faim.

À la veillée, Amaquran traduit pour Alice La légende de la vallée de Maghet : « C’est une vallée verdoyante au flanc du mont Tamgak. On prétend qu’ici des génies protègent les arbres de la coupe. Si un bûcheron tente d’abattre un arbre, sa hache lui fend le pied et des épines crèvent les yeux de son épouse. C’est pourquoi les habitants de cette vallée paradisiaque ne sont jamais contraints à la transhumance avec leurs troupeaux. L’hyène vit en bonne intelligence avec la gazelle et le chacal ne commet jamais aucun méfait. »

Après plusieurs jours de marche dans la solitude du désert, Alice découvre les terres arides du Tanezrouft dans leur austère beauté. La caravane a rejoint d’autres confréries Touaregs installées autour du puits et des ruines de l’ermitage d’un anachorète mort de soif. Alice croit être sur le lieu de la séparation de l’aviateur et conteur toubab avec le Petit Prince.

« Voilà le renard », dit-elle en surprenant un petit fennec, les oreilles dressées, en chasse pour un lézard jaune. Dans le silence monacal du désert, la trace d’un serpent à sonnettes dans le sable, le cliquetis des scorpions sur les cailloux, lui rappellent le rire du petit garçon aux cheveux d’or. Alice suit la piste du serpent  jusqu’à des grottes aux parois ornées où figurent des cervidés, des girafes et des grands herbivores. Elle songe à d’autres illustrations du livre de Saint-Exupéry : une rose, un mouton, un éléphant avalé par un boa, une boite parsemée de trous et un allumeur de réverbères.

Alice, au terme d’un long voyage de retour, fait étape dans une oasis luxuriante. Au point d’eau, des gazelles raillent gaiement, des dromadaires blatèrent en dévorant des régimes de dattes, des hyènes ricanent à la lune. Au loin, se dessine l’élégante foulée des oryx. En quittant ses amis du désert, Alice psalmodie en langue touareg  un poème d’Amaquran: « J’écris une écriture sans voyelle (le tifinag). Une écriture de nomades tout en bâtons comme les jambes des hommes, des méharis, des zébus et des gazelles. Les croix indiquent la direction. Il y a aussi des points : le soleil et les étoiles qui servent à la navigation. Et de grands cercles pour enlacer les autres cœurs dans un cercle de vie, comme l’horizon autour de ton troupeau et de toi-même… »

Alice de Yayaimé, première femme griot du Sénégal, est devenue une danseuse de renommée internationale. Elle grelotte dans le hall de l’aéroport de Roissy, tremble, claque des dents. Son impresario lui tend un manteau en fourrure d’ours polaire. Elle se blottit avec délice dans cette providentielle pelisse. Le frottement de l’étoffe sur ses épaules dénudées lui procure du plaisir. Les poils du manteau la réchauffent et l’excitent. C’est une sensation nouvelle pour elle qui ne porte ordinairement que des vêtements en coton ou en fibres végétales.

Sa copine Agar se réchauffe dans les bras de Yaoundé, le percussionniste de « Djembés et balafons de Gorée ». Alice en est verte de jalousie.

Alice de Yayaimé se maquille dans sa loge du Palais des sports. Elle marque ses cils au crayon violet, occulte au bleu ses petits cernes et souligne les pommettes de ses joues. Le metteur en scène veut que les mille reflets de sa peau d’ébène brillent sous l’éclat des projecteurs. Alice s’épile sous les bras, se rase le pubis avec soin. Elle a horreur des auréoles disgracieuses sur son justaucorps quand elle transpire. Agar lui fait une coiffure Afro. Elle lui tresse chaque mèche avec dextérité. Alice lui a volé Yaoundé le percussionniste. Agar tire très fort sur ses cheveux pour lui faire mal : « T’es qu’une croqueuse d’homme, je te le dis moi, ô que oué ! ça je te le dis, moi ô que oué ! »

Après sa très longue carrière en Europe, Alice de Yayaimé, la peau plus fripée qu’une goyave, est retournée vivre dans son pays. Une nuée d’enfants vrombit autour d’elle. Ils réclament tous en même temps leur goûter. Elle ne sait plus de qui sont tous ces enfants. Elle aime leur belle peau noire bleutée sur cette plage de sable jaune fin de Gorée. Cela contraste avec la couleur pastel orangée des maisons aux esclaves rénovées en ateliers d’artistes.

Alice de Yayaimé aime raconter des histoires aux enfants : « Mamadoudou grondait souvent son fils qui imitait, en se moquant, la boiterie d’un infirme. Le gamin n’écoutait jamais Mamadoudou. Il imitait tout le monde, même le pélican. Un jour il suivit le pélican jusque dans la mer et se noya… »

Elles leur assènent aussi des proverbes :
«  L’eau bouillante ne doit jamais être versée sur la terre de peur de réveiller les esprits endormis. »
« Que le serpent morde ou ne morde pas, ne lui tend jamais la main. »
« Sam Ka tou m’bott mo khma ba thiery soc (le berger d’un troupeau de grenouilles est le seul à savoir celle qui boite). »
« Ni mana kot amour gnou ban (ceux qui prétendent savoir conduire un âne n’en ont pas). »
Sentant sa dernière heure venue, Alice de Yayaimé dit au Marabout : « Je veux que mes os, ils soient mis dans le ventre du baobab éléphant ». (Les griots n’étant ni cultivateurs, ni pêcheurs ne peuvent être, d’après la tradition, mis en terre ou rendus à la mer….)
— C’est impossible ! T’es qu’une femelle ! Ô que non !
— Je suis avant tout un griot !
— Un griot ? Tu rigoles ? Ô que oui !
— Je suis le seul griot de tout le département depuis quarante ans, déjà. Je te le dis, ça c’est sûr !
— En tant que chef actuel de ce village, je ne suis pas responsable des décisions stupides de l’ancien Conseil ! Ô que non !
— Va présentement à l’arbre à palabres ! Ils te diront tous que je suis un griot. Comme je suis un griot, mes os ils vont avec ceux des autres griots, dans le baobab éléphant.
— T’es qu’une femelle !
— En quoi ça te gêne que je sois une femelle ? Tu peux me le dire !  déclare Alice de Yayaimé au bord de l’exaspération.
— Si je mets tes os avec des hommes dans le baobab  tu vas faire boutique mon cul avec eux.
— Pauvre cônard !  dit Alice dans son dernier souffle.

Ses yeux passent du bleu au vitreux, sa peau du noir au gris. Sa mâchoire s’affaisse. Une mouche traverse en vrombissant l’unique pièce en terre battue de sa case de torchis et de paille. Un griot qui meurt c’est comme une bibliothèque entière qui brûle.

Alice de Yayaimé se méfiait des lois, des religieux et des  tartufes. Elle disait : « nous avons accueilli les chrétiens les bras ouverts. Ils nous ont distribué des bibles. Ils nous ont appris à prier les yeux fermés. Lorsqu’on a ouvert les yeux, ils nous avaient confisqués nos terres. Il ne nous est resté que les bibles et beaucoup de misère. »

Sylvain Josserand