Libraire
– Bonjour, m’sieur ! Je voudrais le « Médecin imaginaire »
– T’es sûr ?
– Certain on l’étudie à l’école avec les « Fourtreries d’escarpin ».
– Je vais voir s’il m’en reste en stock.
Albert chausse ses lunettes et consulte l’état de son stock à l’ordinateur.
– Il m’en reste quelques exemplaires à la réserve. Tu peux passer en début d’après-midi !
– C’est urgent. On en parle aujourd’hui en classe.
Malika sort de la librairie toute contente. Elle ne sera pas punie parce qu’elle n’a pas pu acheter le livre exigé par son professeur à temps.
Entre un vieux monsieur au crâne dégarni et appuyé sur sa cane de marche. Il furète dans la librairie. Il parcourt les quatrièmes de couverture des livres en tête de gondole. Ils s’attardent sur d’obscurs spicilèges de poésie, tourne discrètement les pages d’un ouvrage illustré consacré à la prostitution au XIX° siècle à Paris.
– Auriez-vous la traduction par Marco Martella de « Jardins en temps de guerre » de Teodor Ceric’ ?
– Il doit m’en rester quelques exemplaires.
– Vous aimez ?
– Je trouve très originale cette idée qui consiste à faire le portrait d’un auteur à la manière dont il cultive son potager.
– « Il faut cultiver son jardin », disait Voltaire.
Le vieil homme paye à la caisse en comptant avec minutie sa monnaie, puis gagne la sortie.
Entre une mère de famille très bon chic bon genre affublée d’une flopée de bambins blondinets.
– Je cherche un livre pour enfant. C’est pour l’anniversaire de Marie-Audrey.
– La fille de…
– Bien sûr.
– Je vous conseille « Vassilia et le Lechlii », c’est un conte d’inspiration russe.
– Ah ?
– L’auteur est dans la librairie. Il peut vous dédicacer le livre, fort bien illustré d’ailleurs par une professeure des écoles…
La mère de famille se dirige vers le rayon jeunesse. Elle consulte rapidement les ouvrages dans les rayonnages pendant que ses bambins font la sarabande dans la librairie.
– Je prends « Heidi chez son grand-père ». C’est une valeur sure, tout en jetant un regard suspicieux à l’écrivain attablé devant sa pile d’ouvrages invendus.
– L’illustration de Jessie Wilcox Smith est remarquable.
La mère de famille rassemble sa couvée, sort sa carte bleue, tape son code et salue respectueusement Albert, le libraire.
Albert songe alors en la déformant à la citation d’André Malraux . Toute population est imperméable à une autre. Mais les livres restent et nous sommes aveugles devant eux jusqu’à ce qu’un libraire trouve pour chaque lecteur le livre qui lui convient.
Sylvain Josserand 2005