Se meubler avec des livres

Ischa la rousse
A partir de là, l’histoire se complique, car Ischa entre dans ma vie, sans crier gare. Ischa la rousse, qui se faufile partout et se nourrit de tout et de rien. Je la croise à Central Park, un matin de neige, elle grelotte.


Dès l’entrée, avec étonnement, elle pose ses pattes de velours, tout d’abord sur mon tapis d’albums de jeunesse, lisse et brillant. Impossible d’avancer les griffes, elle glisse de suite. Instinctivement elle se met en boule et roule naturellement vers la cuisine. Que de livres superposés ! Les encyclopédies et les dictionnaires permettent des refuges, des tiroirs- cachettes. Elle s’y installe plusieurs jours, observant curieusement mes allers-venues, sans bouger, blottie dans les épais replis des atlas internationaux.
Elle ne mesure pas tout de suite que la banquette de livres de poche est vraiment confortable, sur mesure, avec ses accoudoirs transformables et son repose-tête adaptable. Les pieds en livres-cassette se modulent selon le désir des spectateurs. Ce sera plus tard son meilleur refuge!
Plastifier les missels pour la salle de bain fut une longue tâche, qui permit un meuble à étagères. Le clou de la pièce d’eau est le miroir, entièrement illustré de livres d’art ouvert avec seulement des tableaux de femmes de Botticelli. Que des beautés !
Sous mon lit, Ischa la dormeuse trouve une niche de choix car je lui ai aménagé un décor de livres documentaires de félins, en tous genres et de tous bords. Elle y ronronne de bonheur et d’ébahissement, plus jamais seule se dit-elle !
La vie devient douce pour nous deux, avec son poids de livres.

Mais les lois étaient différentes à cette époque. Un nouveau décret interdit dorénavant de cohabiter avec un animal, quel qu’il soit, sous peine d’expulsion. Avec tristesse, je dois me séparer d’Ischa ma bien-aimée. Elle regagne Central Park. Notre lien persiste, je lui porte chaque jour ses croquettes et lui laisse régulièrement un livre sur le banc, à portée de pattes, près du grand chêne ou sur la margelle de la fontaine, parfois dans le creux d’un arbre.
Sans Ischa, la vie à la maison n’est plus comme avant. Je me suis mis à regarder la télévision nuit et jour. Je ne touche plus un livre, ni même une revue, encore moins les guides – que je vénère pourtant – qui composent ma bibliothèque principale. D’ailleurs la poussière gagne du terrain. Les étagères en deviennent bombées, déséquilibrées. Elles finissent par pencher dangereusement entraînant dans leur chute le meuble entier de livres qui se déversent sur le sol, créant un volcan de livres, une pyramide livresque que je ne puis enjamber. Ainsi reléguée derrière tous ces livres et clouée à terre, je ne circule plus librement dans mon appartement.
Que va devenir Ischa la rousse à Central Park ?
Un matin, tellement inquiet pour elle, je me décide à creuser un tunnel sous l’échafaudage de livres. J’espérais qu’en ouvrant chaque livre scolaire à la bonne page, le tas diminuerait suffisamment pour me permettre de l’escalader à quatre pattes et de quitter la maison rejoindre Ischa. Chaque jour le tunnel creusé le matin s’effondrait le soir. Je finis par m’assoupir au milieu des livres de travaux pratiques. N’ayant plus accès à la cuisine, je ne peux que boire l’eau au robinet de la salle d’eau et je ne mange plus. Je dépéris. Les voisins ne me croisant plus dans l’escalier ont fini par toquer à ma porte. Surpris, je dégringole de mon échafaudage de livres et me retrouve les pattes en l’air. En entrant les voisins comprirent de suite que mon organisme avait reçu un choc et que je ne savais comment l’encaisser.