La chaleur est accablante. Ca��est midi au soleil. Il rA?ve da��eau, da��eau de source. Ses pieds sa��A�chauffent dans ses chaussures montantes, pourtant dA�pourvues de lacets aujourda��hui. Va savoir pourquoi ! Pas da��arme, pas de bagage. Il va seul. Il porte sa vie. Il la porte clandestinement. Il marche depuis des jours pour A�chapper A� la misA?re et A� la guerre. Il est A�tranger A� ce pays.
Ca��est le pommier qua��il dA�couvre tout da��abord, pommes moisson, petites et rondes, rouge et jaune. En croquer quelques-unes. Puis le potager tout de vert : haricots en fleurs, branches charnues de rhubarbe, choux pommA�s, fanes de carottes, plants grimpants de tomates et de petits pois. En contrebas, le ruisseau gargouille entre les cailloux, sa��A�tire et glisse dans une simple auge en pierre de lave qui dA�gouline. La��eau y est limpide. Il sa��assoit au bord de cet abreuvoir, y plonge les mains da��abord : la��onde sa��enroule sur les doigts, douce, fraA�che. Il soupire da��aise. Enfin pieds nus, il pA�nA?tre dans le bac, sa��y assoit et ne bouge plus. Sentir la��eau sur la peau, sur les chevilles, entre les orteils, sous la plante des pieds : de la��eau fraA�che, seulement cela pour ses pieds enflA�s. Fragrance de la��eau glacA�e jusque dans ses narines, au bord de ses lA?vres. Frisson dans tout le corps.
Le jardin sa��A�tire sans bruit, A� la limite des lieux habitA�s. Il a de la chance, voilA� le refuge oA? la force de la��eau sur la pierre balaie la fatigue. Il ferme les yeux et laisse couler en lui les songes vagues et envahissants du grand chemin. Voyage A� la lisiA?re entre terre et eau. A�Quelque chose de sourd bat A� la��intA�rieur de lui.
La porte en bois au fond du jardin claque dans le lointain, battement de tambour rA�pA�titif. La mA�lodie le berce jusqua��A� presque la nuit tombante. Pourtant il faut bouger. Il traverse la��enclos A� la clartA� du soleil couchant, enveloppA� da��un halo da��innocence, une surprenante perception. Les senteurs sa��entremA?lent. Il sent lui-mA?me le poil mouillA�. Il na��en revient pas du moelleux de la terre battue. Il sa��A�tonne que ses pas laissent une empreinte sur la terre volcanique. Et il sa��interroge car le large chemin qui, tout A� la��heure, longeait le bord de la��eau sa��en A�tait maintenant franchement A�cartA� et sa��A�tait changA� en un sentier serpentant entre les buissons A�pineux. Fallait- il continuer ? Rebrousser chemin ?
a�? Avant de retourner les murs comme une crA?pe, le vent pourra repasser a�? pense -t- il en sa��acclimatant A� la��obscuritA� de la baraque de planches et de torchis dans laquelle il pA�nA?tre. FraA�cheur et odeurs mA?lA�es, la plus forte A�tant la basane musquA�e. La nature semble avoir repris ses droits dans la��A�table abandonnA�e. Sur les murs lA�zardA�s, sa��entrelacent toutes sortes de plantes grimpantes. Il pose sa casquette sur une malle rouillA�e. Il dA�taille les outils au sol : fourche, rA?teau, pelle, brouette, arrosoir, A�chelle. Sur les A�tagA?res rongA�es par le temps, il inventorie un sA�cateur, un plantoir, des boA�tes da��engrais, des ficelles, un almanach et une boA�te A� sucres.
Il sent une torpeur la��envahir, lourde sur les A�paules. Soulevant le couvercle de la malle cabossA�e, il aperA�oit un cahier da��A�colier A� la couverture en kraft bleu ornA�e da��une A�tiquette blanche. Il ne sait pas lire, il ne sait pas A�crire, mA?me dans sa langue maternelle. Les larmes coulent sur la��encre bleue des mots A�crits A� la plume. Il ne retient plus ni la tristesse, ni la dA�tresse. Une lassitude ancienne, si profonde : elle terrasse.
Une averse, un doux rythme nocturne, humide, familier, le temps sa��A�coule, hachA�. Dans la��A�paisseur des tA�nA?bres et du silence, on entend seulement la pluie qui redouble. Et ca��est la��orage maintenant. A�a tambourine sur les lauzes du toit. A�a le berce. Serait -il en train de sa��endormir ? Il dort si mal en temps ordinaire.
Un rayon de soleil pA�nA?tre dans la piA?ce dans laquelle il a dormi. Il sa��A�veille. En ce matin de septembre, la lumiA?re de la��aube met tout en relief. Sur la��A�tabli, parmi les objets A� la fois A�parpillA�s et classA�s, se dA�tachent le marteau et la��enclume, et puis des ciseaux de toutes tailles, de fins couteaux, des fils de cuir, de lin, de chanvre, des aiguilles, des clous en cuivre. Il na��a jamais rien vu de pareil ! Avec prudence, il caresse les formes, dodues, leur mystA?re soulignant leur attrait. Le bois la��a toujours attirA�, sans se donner la peine da��apprendre A� le travailler. Une indicible espA�rance naA�trait -elle en lui dans cet atelier de fortune ?
Les croquenots en travers, les traces de pas, la porte entrouverte, sur ses gardes, le propriA�taire fait irruption. Devant le gaillard, il recule da��un pas de sabot. Les deux hommes se toisent, en apnA�e.
-Tes godillots lA� dehors ils auraient bien besoin da��A?tre ravaudA�s, dis donc ! Tu na��es pas le premier A� squatter ma vieille baraque, on en a la��habitude par ici des Compostelle, ils passent et repassent, jour aprA?s jour, marmonne -t- il en lui tendant une paire de lacets en cuir.
Le pA?lerin observe cet homme A� la��allure quasi sauvage revA?tu da��une redingote pailletA�e da��un autre temps, avec un fouet de dompteur dans la main droite : serait- il le maA�tre de ces lieux ? Il ne comprend rien A� sa langue. Il se crispe et sort en jurant, visiblement A� cran. Les battements du coeur sa��emballent, il se met A� transpirer abondamment. Faut- il lui en dire davantage ? Il sa��accroupit, et au doigt, sur la terre, esquisse un plan de route, en courbes, en zigzags, avec une ligne frontiA?re, des montagnes, des barbelA�s, des ponts, les bombes. A�Ainsi en traA�ant ces hiA�roglyphes au sol comme sur un parchemin, le voyageur na��en finit pas de se dA�voiler et de livrer son funeste parcours. Il sa��emporte mA?me, allant jusqua��aux abords du ruisseau qua��il se met A� laper comme un renard craignant da��A?tre pris au piA?ge ! Faut -il accepter qua��il na��y ait aucun refuge possible pour moi, souffre -t- il ? Dois- je vivre comme une bA?te traquA�e ? Parcourir la contrA�e sans trA?ve ni repos ?
Dans le clair-obscur surgit la bA?te. Il ne la��a pas vue venir ni sentie sa��approcher du ruisseau. Une douleur aiguA� dans le mollet le fait trA�bucher et sa��effondrer dans le fossA�. Quelque chose paraA�t, sa��impose A� lui, quelque chose da��impensable le saisit. Il se trouve pris. En arrA?t. La��impossible est lA�. RA�el. La��A�tranger se tient silencieux, les yeux clos. Ca��est alors que la bA?te bien dressA�e enfonce ses crocs dans la gorge du malheureux et da��un bond recouvre son corps. Lutter ne sert plus A� rien. Consentir est la seule chose qui reste possible, la seule qui attA�nue la rA�volte et la��effroi. Personne pour recevoir la peur de la��A�tranger, il va seul, fauchA� par la douleur.
-Ca��est bien, aux pieds, Farouche, belle bA?te, va…dit le dresseur au bourreau en lui donnant un morceau de sucre. Je crois bien que celui-lA� na��en valait pas la peine. Pas da��argent, pas de papier, pas de mA�daille. Heureusement que je suis lA� pour lutter contre la racaille. Dompter les fauves dans un cirque ou limiter la��envahissement du pays par des gadjos sans foi ni loi, ca��est du pareil au mA?me ! En inscrivant inconnu A� la 51A?me ligne de mon cahier bleu, ja��ai au moins rA�digA� son A�pitaphe. Il sa��en tire dA�jA� pas mal, cet A�tranger !