Inconnu n°51

La chaleur est accablante. C’est midi au soleil. Il rêve d’eau, d’eau de source. Ses pieds s’échauffent dans ses chaussures montantes, pourtant dépourvues de lacets aujourd’hui. Va savoir pourquoi ! Pas d’arme, pas de bagage. Il va seul. Il porte sa vie. Il la porte clandestinement. Il marche depuis des jours pour échapper à la misère et à la guerre. Il est étranger à ce pays.

C’est le pommier qu’il découvre tout d’abord, pommes moisson, petites et rondes, rouge et jaune. En croquer quelques-unes. Puis le potager tout de vert : haricots en fleurs, branches charnues de rhubarbe, choux pommés, fanes de carottes, plants grimpants de tomates et de petits pois. En contrebas, le ruisseau gargouille entre les cailloux, s’étire et glisse dans une simple auge en pierre de lave qui dégouline. L’eau y est limpide. Il s’assoit au bord de cet abreuvoir, y plonge les mains d’abord : l’onde s’enroule sur les doigts, douce, fraîche. Il soupire d’aise. Enfin pieds nus, il pénètre dans le bac, s’y assoit et ne bouge plus. Sentir l’eau sur la peau, sur les chevilles, entre les orteils, sous la plante des pieds : de l’eau fraîche, seulement cela pour ses pieds enflés. Fragrance de l’eau glacée jusque dans ses narines, au bord de ses lèvres. Frisson dans tout le corps.
Le jardin s’étire sans bruit, à la limite des lieux habités. Il a de la chance, voilà le refuge ol la force de l’eau sur la pierre balaie la fatigue. Il ferme les yeux et laisse couler en lui les songes vagues et envahissants du grand chemin. Voyage à la lisière entre terre et eau. Quelque chose de sourd bat à l’intérieur de lui.
La porte en bois au fond du jardin claque dans le lointain, battement de tambour répétitif. La mélodie le berce jusqu’à presque la nuit tombante. Pourtant il faut bouger. Il traverse l’enclos à la clarté du soleil couchant, enveloppé d’un halo d’innocence, une surprenante perception. Les senteurs s’entremêlent. Il sent lui-même le poil mouillé. Il n’en revient pas du moelleux de la terre battue. Il s’étonne que ses pas laissent une empreinte sur la terre volcanique. Et il s’interroge car le large chemin qui, tout à l’heure, longeait le bord de l’eau s’en était maintenant franchement écarté et s’était changé en un sentier serpentant entre les buissons épineux. Fallait- il continuer ? Rebrousser chemin ?? Avant de retourner les murs comme une crêpe, le vent pourra repasser ? pense -t- il en s’acclimatant à l’obscurité de la baraque de planches et de torchis dans laquelle il pénètre. Fraîcheur et odeurs mêlées, la plus forte étant la basane musquée. La nature semble avoir repris ses droits dans l’étable abandonnée. Sur les murs lézardés, s’entrelacent toutes sortes de plantes grimpantes. Il pose sa casquette sur une malle rouillée. Il détaille les outils au sol : fourche, râteau, pelle, brouette, arrosoir, échelle. Sur les étagères rongées par le temps, il inventorie un sécateur, un plantoir, des boîtes d’engrais, des ficelles, un almanach et une boîte à sucres.
Il sent une torpeur l’envahir, lourde sur les épaules. Soulevant le couvercle de la malle cabossée, il aperçoit un cahier d’écolier à la couverture en kraft bleu ornée d’une étiquette blanche. Il ne sait pas lire, il ne sait pas écrire, même dans sa langue maternelle. Les larmes coulent sur l’encre bleue des mots écrits à la plume. Il ne retient plus ni la tristesse, ni la détresse. Une lassitude ancienne, si profonde : elle terrasse.
Une averse, un doux rythme nocturne, humide, familier, le temps s’écoule, haché. Dans l’épaisseur des ténèbres et du silence, on entend seulement la pluie qui redouble. Et c’est l’orage maintenant. Ca tambourine sur les lauzes du toit. Ca le berce. Serait -il en train de s’endormir ? Il dort si mal en temps ordinaire.
Un rayon de soleil pénètre dans la pièce dans laquelle il a dormi. Il s’éveille. En ce matin de septembre, la lumière de l’aube met tout en relief. Sur l’établi, parmi les objets à la fois éparpillés et classés, se détachent le marteau et l’enclume, et puis des ciseaux de toutes tailles, de fins couteaux, des fils de cuir, de lin, de chanvre, des aiguilles, des clous en cuivre. Il n’a jamais rien vu de pareil ! Avec prudence, il caresse les formes, dodues, leur mystère soulignant leur attrait. Le bois l’a toujours attiré, sans se donner la peine d’apprendre à le travailler. Une indicible espérance naitrait -elle en lui dans cet atelier de fortune ?
Les croquenots en travers, les traces de pas, la porte entrouverte, sur ses gardes, le propriétaire fait irruption. Devant le gaillard, il recule d’un pas de sabot. Les deux hommes se toisent, en apnée.
-Tes godillots là dehors ils auraient bien besoin d’être ravaudés, dis donc ! Tu n’es pas le premier à squatter ma vieille baraque, on en a l’habitude par ici des Compostelle, ils passent et repassent, jour après jour, marmonne -t- il en lui tendant une paire de lacets en cuir.
Le pèlerin observe cet homme à l’allure quasi sauvage revêtu d’une redingote pailletée d’un autre temps, avec un fouet de dompteur dans la main droite : serait- il le maitre de ces lieux ? Il ne comprend rien à sa langue. Il se crispe et sort en jurant, visiblement à cran. Les battements du coeur s’emballent, il se met à transpirer abondamment. Faut- il lui en dire davantage ? Il s’accroupit, et au doigt, sur la terre, esquisse un plan de route, en courbes, en zigzags, avec une ligne frontière, des montagnes, des barbelés, des ponts, les bombes. Ainsi en traçant ces hiéroglyphes au sol comme sur un parchemin, le voyageur n’en finit pas de se dévoiler et de livrer son funeste parcours. Il s’emporte même, allant jusqu’aux abords du ruisseau qu’il se met à laper comme un renard craignant d’être pris au piège ! Faut -il accepter qu’il n’y ait aucun refuge possible pour moi, souffre -t- il ? Dois- je vivre comme une bête traquée ? Parcourir la contrée sans trêve ni repos ?

Dans le clair-obscur surgit la bête. Il ne l’a pas vue venir ni sentie s’approcher du ruisseau. Une douleur aigue dans le mollet le fait trébucher et s’effondrer dans le fossé. Quelque chose parait, s’impose à lui, quelque chose d’impensable le saisit. Il se trouve pris. En arrêt. L’impossible est là. Réel. L’étranger se tient silencieux, les yeux clos. C’est alors que la bête bien dressée enfonce ses crocs dans la gorge du malheureux et d’un bond recouvre son corps. Lutter ne sert plus à rien. Consentir est la seule chose qui reste possible, la seule qui atténue la révolte et l’effroi. Personne pour recevoir la peur de l’étranger, il va seul, fauché par la douleur.
-C’est bien, aux pieds, Farouche, belle bête, va…dit le dresseur au bourreau en lui donnant un morceau de sucre. Je crois bien que celui-là n’en valait pas la peine. Pas d’argent, pas de papier, pas de médaille. Heureusement que je suis là pour lutter contre la racaille. Dompter les fauves dans un cirque ou limiter l’envahissement du pays par des gadjos sans foi ni loi, c’est du pareil au même ! En inscrivant inconnu à la 51ème ligne de mon cahier bleu, j’ai au moins rédigé son épitaphe. Il s’en tire déjà pas mal, cet étranger !