Le libraire

Entre amis.

 C’était après un dîner d’amis, de vieux amis. Ils étaient cinq : un écrivain, un médecin et trois célibataires riches, sans profession.  Ce fut une soirée animée, bien arrosée comme d’habitude. Pourtant une fois de plus, aucun n’a su avouer son activité nocturne à la boutique ? La Malle Ouverte ? Pourtant tous les noctambules en mal d’aventures la fréquentent cette échoppe ésotérique : sans jamais se le dire ? Secret de polichinelle !

Eclairée par des lanternes rouges et des bougies parfumées, La Malle Ouverte s’apparenterait à une caverne d’Ali Baba avec ses monceaux de livres occultes, de journaux, de missels, de cartes postales et topographiques, de cahiers, de plumes, d’encriers, de papier vélin ? En vieillissant, on finit par vivre au milieu d’épaves. Tout ce qu’on a vient des gens qui sont morts. Tous les matins hélas, on ramène quelque chose. Et tout bavarde, tout revient de si loin ? Ainsi parlait son tenancier. Grâce à une ambiance particulièrement feutrée, la boutique est devenue le repaire des brigands littéraires et autres farceurs vénitiens, ce qui n’est plus un secret pour personne !

En cette veille d’élections, ils se quittèrent un peu éméchés, rassass de pot au feu et de conversations mouvementées, leur passe-temps favori ! En sortant, chacun n’avait en tête que d’envoyer à l’autre une lettre anonyme afin de remettre les pendules à l’heure sur leurs enjeux politiques du jour. Il pleut à seau. L’écrivain n’a pas de parapluie mais un couvre-chef, noblesse oblige. Le médecin ouvre sa canne-parapluie et se dirige rapidement vers le Grand Canal. Les trois célibataires filent ensemble au café Florian savourer un dernier café crème.

Cette nuit-là, une seule lanterne éclaire La Malle Ouverte, la porte d’entrée n’est pas close. Une discrète odeur de fumée s’est déjà immiscée dans la boutique. L’écrivain Dormessou entre le premier, en quâte de plume carrée et d’encre violette. Les tiroirs en regorgent. Il note ses achats sur le cahier des ventes et disparaît promptement, sans rien remarquer. Le médecin Kouchnery est le client suivant. Il pose sa serviette entrouverte, choisit une carte postale noir et blanc, marque une croix sur le cahier des ventes et déguerpit sans traîner, rien à signaler.
Se seraient-ils croisés dans la Ria des Esclavons ? Se sont-ils reconnus ?

Le boutiquier s’est écroulé vers une heure du matin, seul dans son arrière boutique, terrassé par un mal inconnu. Il a entraîné avec lui un cierge allumé qui se consume lentement sur le vieux canapé en skaï noir où il s’est avachi malgré lui. La cire fond goutte à goutte sur ses maigres doigts engourdis, il ne réagit pas. La légère fumaison ne titille non plus ses narines assoupies ? Il ferait mieux ces messieurs les docteurs de pousser une brouette que de s’occuper de livres ?  Ainsi fut sa dernière pensée lors de son ultime songe en cette tragique nuit qui l’emporta dans l’au-delà parmi les papiers vermoulus entassés et les livres clandestins si ensorcelants.

Au Florian presque désert à cette heure tardive, les trois célibataires échafaudent un plan diabolique pour leurs deux adversaires aux prochaines élections : Dormessou et Kouchnéry. Les surprendre ? Les kidnapper ? Les faire disparaître ? La discussion s’anime tant que pour la toute première fois ils s’avouent fréquenter La Malle Ouverte, ils avouent leur plaisir à se perdre la nuit incognito dans le dédale des livres subversifs du boutiquier, ils avouent leur délectation à écrire sur son livre d’or des maximes insurrectionnelles : Mort aux vaches, on aura ta peau lascar, qui aime bien châtie bien, etc , ils avouent coller des affiches pour annoncer leurs rassemblements politiques et ils finissent par avouer aussi avoir acheter le silence du marchand en échange d’une sélection de clients. L’affaire est conclue dans une excitation hors du commun, un complot invraisemblable naît de cette soirée cabalistique.

Dans la pénombre de la porte cochère s’étirent leurs trois ombres, telles des figurines sur piédestal de Giacometti. L’averse bat son plein. Les rues désertées débordent d’eaux et de silences. Dormessou fut le premier cagoulé à la sortie de La Malle Ouverte, puis ligoté et glissé à l’arrière de la voiture. Il ne broncha pas. Kouchnéry se démena en hurlant et gesticulant. Difficile à maîtriser, ils ont dû le piquer avec des calmants sortis de sa propre mallette entrouverte.
Entassés sans vergogne dans la Fiat 500, les colis furent livrés la nuit même,
clandestinement, sans tambour ni trompette, sans étiquette, dans une malle à ciel ouvert : la décharge publique municipale. Impitoyable destin entre amis citoyens, n’est-ce pas ?