Le libraire

” Tout ce qui est de nature à mal tourné tournera mal “. Un adage que m’inspire le drame dont je fus le témoin.

J’aime à flâner sur quai de la Pêcherie au bord de la Saône à Lyon. Les bouquinistes y tiennent boutique offrant au regard des passants des trésors de livres oubliés, abandonnés par mésestime ou ignorance de leurs ingrats propriétaires qui s’en débarrassent sans vergogne.

Le ciel est bas, la pluie menace, des voiles de plastique jetés à la hâte protègent les précieux volumes. Nous sommes peu nombreux en ce matin de novembre à fureter parmi les stands à la recherche du livre qui nous surprendrait, dont le titre déclencherait en nous l’envie frénétique de le posséder. Les bouquinistes veillent en ombres silencieuses et protectrices, se réchauffent autour d’un café partagé sur le pouce.

Tout à coup, mon attention est attirée par des éclats de voix qui me guident jusqu’à un groupe de personnes assemblées autour d’un homme qui crie haut et fort sa colère de s’être fait dérober un ouvrage. Je m’approche jusqu’à entrer dans le cercle de l’assemblée.

Jamais encore je n’ai vu un visage dont la passion jaillit tellement à découvert, si bestiale dans sa nudité effrontée et je suis tout entière à le regarder, ce visage  fascinée, hypnotisée par la folie de son regard. Il jure, vocifère, accuse un homme qui a pris la fuite après lui avoir volé un volume d’une inestimable valeur, une édition au tirage limité qu’il réservait à un collectionneur éclairé digne d’apprécier la qualité de l’ouvrage.

La colère enflamme son visage, le poing lancé en l’air comme une arme contre l’auteur du délit, il se débat et échappe ainsi aux bras des hommes qui l’étreignent, tentant de contenir sa folie furieuse. Il se précipite sur son étal, fait valser tous les livres soigneusement présentés dans des gestes désordonnés d’une violence inouîe, puis il enjambe le parapet et, dans un cri désespéré, se jette dans le vide en contrebas du quai, laissant la foule sans voix, sidérée et impuissante à le retenir.

Les bras en croix, le corps disloqué, l’homme gît au pied de la Saône qui, indifférente et lascive, poursuit son cours.