L’histoire de Batnélope
Il était une fois, Batnélope, reine d’Ithaque, une femme pas banale.
Elle attendait depuis plusieurs années son époux, parti guerroyer au loin pour une bête histoire de bonne femme et de coucheries. Aucune nouvelle n’arrivait, il semblait avoir disparu de la surface de la terre. Et depuis cette première épreuve, la vie de Batnélope n’était pas facile.
Peu de gens les croyaient encore en vie lui et ses compagnons. Sommée de prendre époux au prétexte qu’elle ne pouvait régner à la place de son mari et qu’une femme seule c’est suspect, elle se défilait autant qu’elle le pouvait. Et remettant à plus tard les discussions importantes, elle laissait passer un jour après l’autre.
Mais Batnélope fut convoquée par le Conseil des Sages qui lui enjoignit de se trouver un époux potable pour sauver la face (et la contrôler plus facilement). Elle devait le choisir, autant que possible, parmi leurs amis car Ithaque était une île aux possibilités de développement touristique jusqu’ici très mal exploitées. Eux sauraient bien s’en charger et garder pour eux les bénéfices.
Heureusement Batnélope était futée. Elle mis en avant sa fidélité, le souvenir doux et triste d’Ulysse et cette immense tapisserie qu’elle avait juré de terminer avant le retour de son héros. Eux qui le croyaient mort, pourraient-ils la forcer à revenir sur un tel serment ? Qu’en penseraient les Dieux ?
Les sages étaient coincés. Embarquer une emmerdeuse contre son grè dans leurs combines c’était dans leurs cordes, mais affronter les Dieux et leur potentielle et probable colère, ils n’étaient pas assez courageux pour cela. Il fut alors convenu qu’elle se caserait après avoir réalisé sa tapisserie en mémoire d’Ulysse.
C’était un ouvrage bien technique, avec plein de couleurs, donc de fils, de détails. Et elle était imposante. L’ouvrage n’avançait guère malgré les heures qu’elle passait dessus chaque jour. C’était incompréhensible pour qui ne savait pas que, la nuit, Batnélope passait bien des heures aussi à défaire en partie ce qu’elle avait tissé le jour. Elle en aurait bien pour dix ans à tout terminer, et là son fils serait en âge de régner seul.
Mais la gestion du royaume était problématique, les prétendants et le Conseil des Sages œuvraient en secret pour mener à bien leur projet de développement touristique débridé et anti-écologique. Ils répandaient sur elle des rumeurs fantaisistes et malveillantes qui commençaient à trouver des oreilles pour les entendre. Ne sachant comment s’en sortir, Batnélope demanda à se rendre à Delphes pour consulter la Pythie sur son avenir et celui de son fils. Encore une fois ses ennemis cédèrent devant les Dieux, car la Pythie transmettait leurs volontés.
La Pythie était une bonne copine, une amie d’enfance en fait. Recrutée par les prêtres de Delphes, elle n’était plus tout à fait la même depuis qu’elle tournait à la beu locale, aux champignons hallucinogènes et à l’alcool de grain. Ses paroles et son comportement manquaient parfois de clarté, mais elle aimait beaucoup Batnélope. Quand celle-ci lui eut exposé ses malheurs dont elle avait déjà eu vent, la Pythie lui proposa une séance divinatoire.
Toutes deux enveloppées de vapeurs et émanations diverses, elles élaborèrent une stratégie. “Je te vois volant au-dessus d’Ithaque, protégeant ses habitants. Tu protégeras ton identité grâce à un costume que je te donnerai. Circé et moi l’avons confectionné lors d’une râve-partie. Ainsi vétue tu auras de supers pouvoirs qu’il te faudra découvrir. Car ma chérie, on était tellement stones que je ne me rappelle plus des détails. Soit prudente quand même, j’ai de l’affection pour Circé mais elle est un peu étrange et pas toujours bienveillante avec les humains… Bonne chance à toi mon amie.”
De retour chez elle, la reine d’Ithaque convoqua le Conseil des Sages, et lui annonça que la Pythie avait confirmé les dispositions prises : les Dieux ne voulaient pas qu’elle prenne époux avant d’avoir terminé son travail mémoriel, son fils était désigné successeur de la couronne, et le développement touristique n’était pas au programme des habitants de l’Olympe. Des témoins de la proclamation solennelle de l’Oracle de Delphes confirmèrent ses dires et le Conseil fit mine d’accepter ces dispositions.
Mais en secret, il continuait ses manœuvres. En secret Batnélope devait les déjouer. Du compartiment caché de son coffre de voyage elle sortit le vêtement magique, l’étendit sur lit et le regarda. Un habit particulier ni féminin, ni masculin, fait d’une matière divine sans doute car elle n’en avait pas vue de telle auparavant. Les avertissements de la Pythie l’impressionnaient, elle devait trouver le courage de revêtir cet équipement pour battre ses ennemis.
Le costume était ajusté, Batnélope peina à l’enfiler. Il cachait son corps et son visage aussi, et se terminait par un manteau fermé par une fibule noire comme le reste. Une fois la fibule épinglée, l’esprit de Batnélope s’obscurcit, elle perdit la conscience du présent, entra dans une transe magique et mélancolique, et agit comme elle le devait. De ses actes nous ne saurons rien, car elle même n’en avait conscience que le costume sur elle. La magie de Circé l’empêchait de s’en souvenir, la protégeait peut-être ainsi. Les habitants de l’île qui assistaient aux actes de la créature, eux non plus ne se souvenaient de rien.
La suite vous la connaissez, Homère l’a raconté. Ulysse est rentré et a repris sa couronne.
Mais ce sont paroles masculines qui ne laissent pas de place à la magie et aux actes de Batnélope. Sans la malédiction d’oubli de Circé, l’Odyssée ne serait pas seulement le chant du voyage d’Ulysse…